Président du jury 2018

pays : Pologne

 


Photo : D.R.

Krzysztof Warlikowski

Metteur en scène de théâtre et d’opéra


Krzysztof Warlikowski a étudié la philosophie, l’histoire et la romanistique à l’université Jagellone de Cracovie, puis le théâtre grec à l’École pratique des hautes études et la mise en scène à l’École nationale supérieure de théâtre Ludwik Solski de Cracovie. Il a été l’assistant de Peter Brook, Krystian Lupa, Ingmar Bergman et Giorgio Strehler.
Krzysztof Warlikowski a réalisé plus de trente spectacles, dont onze mises en scène de drames de Shakespeare. Si ses centres d’intérêts touchent largement au drame antique, il met également en scène également des drames contemporains – notamment de Bernard-Marie Koltès et de Sarah Kane.
Krzysztof Warlikowski a dirigé ses premières productions au Stary Teatr de Cracovie, où il met en scène La Marquise d’O… de Heinrich von Kleist en 1993. Ses spectacles ultérieurs ont été montés dans différents théâtres en Pologne et ailleurs en Europe, notamment le Teatr Nowy de Poznań, Teatr Studio de Varsovie, le Teatr im. Wilama Horzycy w Toruniu de Toruń, le Teatr Dramatyczny de Varsovie.
Depuis 2008, il est directeur du Nowy Teatr de Varsovie.


Son discours à l’occasion de la remise du Prix du livre européen 2018

 

« Mesdames et Messieurs les Députés,

Monsieur Pascal Lamy,

Mesdames et Messieurs,

Pour ceux d’entre vous qui connaisse l’écrivain sud-africain John Maxwell Coetzee je dois avouer que je me sens ce soir ici devant vous comme un de ses personnages Elisabeth Costello et vous allez vite comprendre pourquoi je me sens comme Elisabeth Costello. Les questions les plus simples amènent parfois des réponses inattendues. Si l’on se demande quel est le lien entre moi – artiste, metteur en scène de théâtre – et vous, parlementaires qui décident des affaires de l’Europe, la réponse ne semble pas évidente. Il existe, cependant, un point qui nous unit, même si vous fonctionnez dans un monde de données concrètes et d’impératifs politiques, et moi dans le domaine de l’imaginaire et de l’irréel. Ce lien, c’est la responsabilité : la mienne envers les spectateurs, la vôtre envers les électeurs, et aussi la nôtre, commune : celle de préserver la liberté de parole et la réflexion critique des sociétés européennes.

Quelle est donc la responsabilité de l’artiste ? À quoi doit-il encourager ou inciter les spectateurs ? Pour faire court : à réfléchir de façon critique.

Je suis originaire de Pologne, un pays qui, à l’issue de la transformation politique, a perdu un groupe social appelé l’intelligentsia et s’est mis à forger laborieusement de nouveaux maîtres à penser, y compris dans le domaine de la culture. Dans le même temps, la culture – tout comme les autres sphères de la vie – a adopté la loi du marché libre qui bousculait les critères et les valeurs reconnus. La télévision, la presse et les médias sont devenus des machines à produire de l’espace publicitaire. L’art a perdu ce qu’il avait de plus fondamental – son côté désintéressé. Tous ont commencé à flatter le goût et les besoins du plus grand nombre. Le kitch et la bêtise ont été imposés au spectateur. Ce processus est sans doute plus néfaste pour la culture de nos sociétés que le marché de la contrefaçon pour la santé économique des entreprises. On l’observe, malheureusement, dans de nombreux pays. Les États-Unis en donnent un très « bon » exemple. La Pologne et l’Europe de l’Est se sont prêtées particulièrement bien à cet abrutissement généralisé. La consommation tant attendue était une nouveauté et semblait on ne peu plus positive. Imperceptiblement, la culture a été remplacée par la pop culture et le divertissement. Les codes ont été inversés.

Le lent processus de création culturelle a vite perdu son sens et son intérêt. Les critiques et les opinions avisées ont été relayées par des palmarès. Par les systèmes fondés sur les évaluations, les étoiles, les likes. Les créateurs – car on ne peut pas les appeler  « artistes » – n’ont pas résisté à la corruption par le marché. Rares étaient ceux qui ont su assumer leur devoir envers les spectateurs, refusant de servir une bouillie attendue par ces derniers, qui avaient été formatés pour la consommer. Je pense que nous avons mis en place une curieuse industrie du mépris, où les artistes avaient oublié leur responsabilité envers le public et s’étaient mis à satisfaire ses désirs les plus vains. Les dégâts n’ont pas été immédiats, mais le paysage après cette bataille perdue se révèle désolant.

Je me souviens qu’à l’époque communiste les livres étaient un bien suprême en Pologne. On faisait la queue pendant des heures pour les acheter. Les tirages étaient colossaux, et pourtant les livres manquaient. On se précipitait aussi bien sur les classiques que sur les nouveaux auteurs. La file d’attente pour acquérir la première édition des pièces de Beckett était interminable. Nous pensions qu’un certain savoir littéraire nous donnait accès aux codes culturels européens, qu’il nous maintenait en Europe. Puis, en peu de temps, la littérature a perdu son rang et son importance. La lecture a décliné. Les livres se sont transformés en produits. Des manuels de vie pratique ont envahi les rayons des librairies devenues de grandes chaînes de distribution. Peu à peu, les véritables librairies ont commencé à disparaître. C’est ainsi que, de façon irresponsable et purement intéressée, nous avons touché le fond.

Aujourd’hui, près de 40% des Polonais ne comprennent pas ce qu’ils lisent, et les 30% suivants n’ont qu’une compréhension partielle d’un texte. À la sortie de l’école élémentaire, un élève sur dix ne sait pas lire. 10 millions de Polonais (environ 25% de la population) ne possèdent pas un seul livre à la maison. Des millions de personnes restent en dehors de la culture de l’écrit : ils n’ont RIEN lu, pas même un article dans la presse à scandale. Certains éprouvent des difficultés pour déchiffrer les grilles horaires ou les bulletins météo. Ces données sont si invraisemblables qu’elles en deviennent cocasses. Mais le constat est tout simplement effrayant.

Selon les statistiques, la lecture est en baisse partout en Europe. Il existe quelques rares exceptions, quelques îlots verts, comme la Scandinavie et les Pays-Bas, où elle est en augmentation. Ailleurs, la baisse est souvent dramatique. C’est dans les pays d’Europe centrale et dans le sud que la lecture est en chute libre : en Hongrie, en Grèce, en Italie… Est-ce une coïncidence si la montée en puissance de la droite nationaliste dans certains pays s’accompagne d’un profond désintérêt pour la lecture ?

Qu’est-ce que cela signifie au juste ? À qui dois-je m’adresser maintenant ? Qui sont mes spectateurs ? Est-ce que mon art est si difficile que seule une personne sur mille est capable de le comprendre ? Où se situe alors ma responsabilité ? Et qu’est-ce qui a été négligé ? À ces questions, je n’aurai jamais de réponse satisfaisante. Autant avouer notre part de responsabilité et nous demander ce que l’on peut faire à présent pour redresser la situation. Car elle menace l’Europe et met en danger la démocratie.

C’est ainsi que j’interprète l’abandon par la Pologne du chemin de la liberté et de la démocratie au profit d’un système autoritaire, où l’État impose aux citoyens les règles de vie dictées par l’Église. C’est ainsi que je comprends la victoire de l’extrême droite et le faible intérêt des citoyens pour les élections. Voilà les conséquences des négligences accumulées et du lavage de cerveau. Le fruit de l’analphabétisme politique dont se nourrissent allègrement tous les populismes. La Pologne en offre un exemple éloquent, mais non isolé.

J’ai foi dans la culture qui peut être une arme puissante contre la bêtise et l’abrutissement, terreau fertile de la manipulation. J’ai foi dans le théâtre qui repose sur le conflit, mais qui passe nécessairement par un dialogue débouchant sur le compromis et la réconciliation. Ensemble, nous créons une communauté de spectateurs, ici et maintenant. L’espace d’un spectacle, mais aussi pour bien plus longtemps… Le monde ne peut devenir meilleur que si les gens changent. L’expérience que nous offre le théâtre en montrant la force de la communauté ne peut être remplacée par aucune autre.

J’ai aussi foi dans les livres. Certains diront que quelques livres ne vont pas changer le monde. Et pourtant, notre responsabilité repose sur notre foi dans l’efficacité du rayonnement de l’art et de la pensée. Sinon, à quoi servons-nous ? Ne laissons pas la place libre à la consommation qui est un univers binaire, où tous, tôt ou tard, deviennent malheureux, indépendamment de leur richesse, connaissent la frustration et, finalement, se mettent à détester la démocratie qui leur avait donné le choix un jour, pour ensuite les abandonner.

Voici venu le moment de vous présenter les deux, ou plutôt les trois ouvrages distingués cette année par le PRIX DU LIVRE EUROPÉEN. Trois, car nous avons aussi le Prix d’honneur. La présente édition du Prix montre clairement que la frontière entre le roman et l’essai s’est effacée, et que le roman n’est plus strictement associé à une œuvre de fiction. Les livres dont il est question aujourd’hui – des récits autobiographiques – scrutent le destin complexe de diverses familles sur plusieurs décennies ; les familles marquées par à l’Histoire particulièrement tragique du XXème siècle. Il s’agit des témoignages de la génération née après la guerre. Des auteurs issus de familles mixtes – franco-allemande, franco-britannique d’origines juives – parlant plusieurs langues et ayant reçu une éducation multiculturelle. Leurs voix sont particulièrement intéressantes. Cette génération cherche la vérité parmi les versions, souvent contradictoires, de l’Histoire du XXème siècle, qui aujourd’hui encore est enseignée différemment aux Français, aux Allemands, aux Polonais, aux Hongrois… Et ce sera sans doute toujours le cas.

C’est précisément cette confrontation avec l’Histoire européenne et ses variantes multiples qu’évoquent les récits des trois auteurs primés. Les livres de Geraldine Schwarz et de Philippe Sands nous font comprendre qu’une lecture unique de l’Histoire est un leurre, que le fait historique est conditionné par la diversité des origines, des cultures, des langues. Et que cette diversité, ce multiculturalisme, devrait être salutaire. Quant à Paul Landvai, profitant de son statut d’émigré, il dresse un portrait sans concession du président hongrois.
Porteurs d’un message profondément européen, les trois livres méritent pleinement leur prix :

Dans la catégorie ROMAN, nous avons primé « LES AMNÉSIQUES » de Géraldine Schwarz.
Dans la catégorie ESSAI, nous avons primé « ORBAN, EUROPE’S NEW STRONGMAN » de Paul Landvai.
Le PRIX D’HONNEUR est revient à Philippe Sands pour son « RETOUR À LEMBERG ».

À tous les lauréats, je présente mes félicitations les plus sincères ! » »